Mesdames, Messieurs,
La Réunion, nouveau département français en 1946, était une Réunion en proie à un développement démographique sans précédent. De 1946 à 1982, l’Île a vu sa population doubler, passant de 241 708 à 515 814 habitants. Ce changement soudain a laissé place à un bouleversement de la structure familiale que les autorités de l’époque ont tenté de freiner. De ces bouleversements, les femmes et les enfants en ont été les premières victimes.
Du côté des enfants, nombreux étaient les orphelins ou vulnérables orientés vers les services sociaux. Ces mineurs, alors pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance, ont été intégrés, pour certains, à une politique de transfert de mineurs vers la France hexagonale qui s’est réalisée dans le cadre des actions menées par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre‑mer (BUMIDOM).
Selon l’Étude de la transplantation des mineurs de La Réunion en France hexagonale transmise à la ministre des Outre‑mer en 2018, du début de cette politique de transfert en 1962 à sa clôture en 1984, 2 015 mineurs réunionnais ont été déplacés. Parmi eux, près d’un enfant sur trois envoyé en France hexagonale a été déplacé avant l’âge de 5 ans dans le cadre d’adoptions et de placements familiaux, le plus jeune ayant à peine trois ans. La moitié d’entre eux (49,3 %) étaient âgés de 6 à 15 ans.
L’objectif poursuivi par cette politique était de profiter du développement démographique d’un territoire pauvre et éloigné, pour repeupler des départements sujets à un important exode rural. Les enfants déplacés ont été envoyés dans 83 départements différents sur tout le territoire hexagonal. Ceux ayant accueilli le plus d’enfants réunionnais étaient les départements de la « France du vide » comme la Creuse, département qui représentait le contingent le plus important en 1966 et qui a donc donné son nom à ce phénomène migratoire.
« Les enfants de la Creuse » étaient, en grande majorité, issus des agglomérations réunionnaises ainsi que des régions de plantation de l’Est. Les villes de Saint‑Denis, Le Port et Saint‑Pierre représentent le territoire d’origine de 54 % des mineurs transplantés. Ces régions étaient touchées par une misère endémique doublée de rapports sociaux plus violents.
Ces mineurs transplantés, arrivant sur le territoire hexagonal, sont, pour nombre d’entre eux, touchés par un « choc métropolitain » aggravé par le grand éloignement. Ils ont été déracinés d’une île de l’hémisphère sud, à plus de 9 000 kilomètres de leur territoire d’accueil dans lequel l’adaptation est rendue difficile par les différences objectives comme ressenties de couleur de peau, de langue, de culture, de paysages ou encore de températures. La plupart des enfants issues de fratries ont été séparés de leurs frères et sœurs. Certains, alors pupilles de l’État, ont relevé d’un changement d’état‑civil alors réservé aux enfants nés sous X ou ceux dépourvus d’acte de naissance.
L’étude de la politique de l’aide sociale à l’enfance (ASE), à l’origine des placements de ces enfants, a fait ressortir une gestion administrative défaillante, des traitements inadmissibles, des manques affectifs et des violences éducatives. Dans certains foyers, lorsque les enfants n’étaient pas livrés à eux‑mêmes, les témoignages laissent imaginer des faits de cruauté, de harcèlement, d’exploitation et de violences physiques et sexuelles.
Cette mauvaise gestion des enfants relevant de l’aide sociale à l’enfance s’est répercutée sur la réussite scolaire des mineurs transplantés. Les dossiers analysés par les membres de la commission temporaire de recherche et d’information historique ont fait apparaître, parmi les mineurs transplantés, des jeunes considérés comme « débiles », des « caractériels » et certains avec la mention « jeune illettré, ne parle pas encore le français, impulsif, violent par moments ».
Même si la situation des « Enfants de la Creuse » n’est pas à généraliser, tous ayant vécu une expérience différente, la politique de l’ASE a causé, à certains, de nombreux traumatismes de niveaux différents. Ces enfants qui ont quitté l’Île et le « danger » de leurs conditions de vie et de leur foyer familial d’origine, se sont retrouvés, en Hexagone, face à un danger psychique comme physique encore plus grand. Ces politiques de déplacement étaient assimilées par de nombreuses victimes à un « pousse‑suicide », les souffrances de ces enfants semblant être sans fin. Les conséquences psychologiques n’ont jamais quitté ces enfants transplantés, certains s’étant donné la mort des décennies après leur traumatisme.
En 2014, trente ans après la fin de ces transplantations, la Députée Ericka Bareigts a fait adopter, à l’Assemblée nationale, une résolution mémorielle affirmant que « l’État avait manqué à sa responsabilité morale » envers les ex‑mineurs. En février 2016, une commission nationale de recherche et d’information composée de MM. Philippe Vitale, Wilfrid Bertile, Prosper Eve et Gilles Gauvin a été lancée avec pour objectif de produire une étude complète sur ce fait historique dans le paysage politique et institutionnel réunionnais. En février 2017, Mme Ericka Bareigts, alors ministre des Outre‑mer, appelait à ce que « tout soit mis en œuvre pour permettre aux Réunionnais de la Creuse de reconstituer leur histoire personnelle ».
Dans une lettre adressée, en novembre 2017, à la Présidente de la Fédération des enfants déracinés des département et région d’outre‑mer (DROM), le Président de La République Emmanuel Macron a, à son tour, affirmé que cette politique était une faute ayant aggravé la détresse des enfants qu’elle souhaitait aider.
Par la suite, des avancées ont eu lieu, en lien avec des associations comme la Fédération nationale d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM), représentée par l’Association réunionnaise de l’aide judiciaire aux familles (ARAJUFA) à La Réunion, afin de permettre aux Réunionnais de la Creuse de bénéficier d’aide juridique et d’un soutien psychologique. Les « Enfants de la Creuse » ont également pu bénéficier de voyages quasiment entièrement financés (billets d’avion, accueil, hébergement) afin de retrouver leur Île natale.
Le 17 février 2022, une plaque commémorative a été inaugurée, en présence du ministre des Outre‑mer, Sébastien Lecornu et du Secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance Adrien Taquet, sur le terminal 4 de l’aéroport d’Orly.
Ces initiatives, parfois symboliques, peuvent ouvrir la voie à une réelle politique de réparation des dommages causés par la transplantation de ces enfants entre 1962 et 1984. Le chemin est encore long et beaucoup reste à faire, la priorité étant désormais de mettre en place un réel accompagnement systématique des victimes de ce traumatisme.
L’Europe nous montre la voie. La France ne peut rester aveugle face aux injonctions européennes relatives au devoir de réparation accordée à l’ensemble de ces enfants. La loi fédérale suisse de réparation des abus contre les enfants placés, adoptée en 2016 et grâce à laquelle 12 000 personnes ont été indemnisées, fait office d’exemple.
En janvier 2024, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a approuvé une série de recommandations pour ses États membres. Le rapport intitulé « Maltraitance des enfants dans les institutions en Europe », présenté le 5 janvier 2024 au nom de la commission des questions sociales, de la santé et du développement durable par M. Pierre‑Alain Fridez, membre du Conseil national suisse, fait état de la transplantation des mineurs réunionnais en France hexagonale. Dans sa résolution, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe préconise ainsi que chaque pays dresse un état des lieux des violences, reconnaisse les souffrances subies, présente des excuses officielles et indemnise les victimes. La France se doit de suivre ces recommandations.
Ces réparations peuvent prendre plusieurs formes comme le montrent les recommandations de l’Étude de la transplantation des mineurs de La Réunion en France hexagonale. Il convient par ailleurs de se référer à ce qui a pu être réalisé à l’international, notamment au sujet des « pensionnats indiens » ou écoles résidentielles, des centres d’endoctrinement culturels, où des enfants autochtones ont été envoyés, loin de leur famille, afin de favoriser leur assimilation à la société canadienne. Cette politique, en raison de graves séquelles laissées sur les populations autochtones, a débouché sur une voie de réparation, sous la forme d’une commission de reconnaissance des ex‑mineurs réunionnais transplantés. Ce modèle, s’il est appliqué aux « Enfants dits de la Creuse », permettrait, en complément des éléments factuels apportés par la commission nationale de recherche et d’information, de concevoir une stratégie nationale de mobilisation en vue d’élaborer et de mettre en œuvre un cadre national de réconciliation.
De plus, le devoir de mémoire occupant une place essentielle dans le parcours de reconstruction entamé par les concernés, la présente loi propose la création d’une journée nationale d’hommage aux victimes de cette politique de transplantation.
L’histoire de ces enfants transplantés étant, par ailleurs, intimement liée au département de la Creuse qui en a le plus accueilli d’enfants réunionnais en 1966 et qui accueille aujourd’hui encore un flux migratoire important venant des territoires ultramarins, notamment du Département de Mayotte, l’État français doit y poser les bases d’un lieu de mémoire et de ressources qui serait un pôle d’activité permettant de redynamiser le département.
Enfin, le conseil départemental de La Réunion sera chargé de la gestion d’un fonds de solidarité spécifiquement dédié aux victimes de cette politique. Il aura pour mission d’établir et de mettre en place, en lien avec le ministère de l’intérieur et des Outre‑mer, une prestation sociale spécifique aux ex‑mineurs identifiés qui en font la demande.
En ce sens, l’article 1er propose la création d’une commission de reconnaissance des ex‑mineurs réunionnais transplantés chargée de mettre en œuvre un cadre national de réconciliation sur les circonstances et trajectoires de vie tragiques des Enfants dits de la Creuse.
L’article 2 fixe une date de commémoration nationale en hommage aux « Enfants dits de la Creuse » et à tous les enfants ayant relevé de l’aide sociale à l’enfance et ayant été victimes d’un mauvais traitement.
L’article 3 institue la création de maisons de l’accueil et de la protection de l’enfance, dont au moins une dans le département de la Creuse. Ce sera un lieu de recueillement en mémoire des victimes de cette politique et un pôle d’activité autour de questions de protection de l’enfance qui ont traversé l’histoire des territoires concernés.
L’article 4 définit les conditions et les contours de l’attribution d’une allocation spécifique valant réparation pour les ex‑mineurs transplantés en situation d’exclusion et qui en font la demande. Cette prestation sera issue d’un fond de solidarité sous la gestion du Conseil départemental de La Réunion.
L’article 5 vient gager cette proposition de loi.